Colombie : la minga sociale du sud-ouest fait fléchir le gouvernement

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Le 8 avril à Caldono, des milliers d’autochtones venus des départements de Huila, Caldas et Cauca, sont réunis sur la place centrale, dans l’espoir que se tienne un débat direct et ouvert avec le Président de la République, Iván Duque. Photo : Kwe'sx Yuwe - CRIHU

Popayán, le 24 avril 2019

 

La Colombie vient de traverser un mois de protestation sociale et de blocages qui ont paralysé tout le sud-ouest du pays, depuis les départements limitrophes de l’Équateur (Nariño, Putumayo) jusqu’à Cali et la région du café (Cauca, Huila, Valle del Cauca, Tolima, Caldas, et même Chocó et Antioquia). Une contestation que se réapproprient d'autres communautés à travers le pays, jusqu'en Amazonie. 

 

Initiée par le mouvement autochtone, qui réclame l’application de nombreux accords passés avec l’administration actuelle et les précédentes, concernant notamment l’adjudication de terres et la demande d’une réponse politique à la déferlante d’assassinats qui frappe toujours les leaders sociaux dans la région, la minga a rassemblé plus de 20 000 manifestants tout au long des quatre semaines de mobilisation. Autochtones, paysans, afrodescendants : de larges pans des minorités de l’État plurinational colombien sont descendus dans la rue pour sortir de l’invisibilité et dénoncer les violations exercées sur leurs droits, sur leurs territoires, sur leurs vies. Ils ont appelé à plusieurs reprises la tenue d’un dialogue ouvert et franc avec le Président de la République Iván Duque qui, faute de rester indifférent à la situation, se situe dans une position délicate, laquelle pourrait s’aggraver encore dans les semaines à venir.

 

Retour sur un mouvement dont la portée dépasse de loin les régions où se déroulent les manifestations. Organe historique de défense des peuples autochtones, le CRIC, à l'origine et au cœur du blocage, rappelle que la protection des terres et des hommes est l'affaire de toute la Colombie, et au-delà. Car la prochaine étape de la destruction massive opérée par les entreprises extractivistes et leurs sbires pourrait être l'Amazonie, soit l'un des poumons du globe.

Depuis le 6 avril, la vía Panamericana, axe routier central qui relie les deux Amériques depuis Ushuaia jusqu’à l’Alaska, a été rouverte à la circulation dans le sud de la Colombie. Elle était occupée en plusieurs points par la « minga pour la défense de la vie, du territoire, de la démocratie, de la justice et de la paix » depuis le 10 mars dernier. Les occupant.e.s autochtones, paysans, afrodescendants, tout.e.s faisant partie des classes populaires colombiennes, ont accepté sous conditions d’évacuer la route comme elles et ils avaient promis de le faire en cas d’accord trouvé avec le gouvernement. Toutefois, celui qui a été conclu le 6 avril dernier entre Nancy Gutiérrez, chef de file de la délégation ministérielle chargée du dialogue, et quelques-uns des leaders des organisations impliquées dans la minga, n’est que provisoire, et un blocage national est prévu pour ce jeudi 25 avril.

 

« La minga est un outil ancestral des peuples autochtones, que nous utilisons notamment, comme c’est le cas aujourd’hui, pour revendiquer et exiger le respect de nos droits devant le gouvernement, mais pas seulement. De manière plus générale, l’essence de la minga se trouve dans le caractère collectif que revêtent de nombreux travaux et actions réalisés par les communautés. Ce peut être le nettoyage et l’éclaircissement des chemins, l’ensemencement ou la récolte collective de légumes, la réparation d’une habitation… ou la protestation sociale actuelle, que nous appelons minga parce qu’elle exige du gouvernement qu’il paye la dette historique contractée au fil des années à l’égard des peuples autochtones du Cauca, qui sommes sujets de droit collectif », explique Jhoe Sauca, engagé dans la lutte et coordinateur de la Commission des Droits de l’Homme au sein du Conseil Régional Indigène du Cauca (CRIC)[1], l’organisation initiatrice de la minga.

 

La définition a le mérite d’éclaircir et d’élargir la compréhension de cet outil de mobilisation collective. Sortir dans la rue et bloquer ensemble la Panamericana quand leurs droits ne sont pas respectés, apporter un appui collectif à une famille en difficulté, récolter le maïs quand il est temps, se réunir autour d’une table pour décider de la solution à apporter à tel ou tel problème : les communautés autochtones du Cauca savent manifestement se serrer les coudes et s’organiser politiquement quand cela s’avère nécessaire. C’est d’ailleurs cette capacité à faire bloc, sans jamais lâcher ni se désunir, qui a forgé leur réputation dans la région et même sur le plan national.

 

Déjà en 1999, 2004, 2008 et 2016, pour s’en tenir au naissant XXIe siècle, les populations autochtones du Cauca étaient sorties de leurs cabildos[2] pour que leurs voix soient entendues, et leurs droits respectés. Sans obtenir gain de cause, les mingas ayant été soit réprimées par la force (en particulier sous le gouvernement d’Álvaro Uribe, de 2002 à 2010), soit étouffées par des promesses qui n’ont jamais abouti à une amélioration concrète des conditions de vie des peuples autochtones dans le sud-ouest de la Colombie.

 

Bien que les gouvernements d’Andrés Pastrana (1998-2002, parti conservateur) et de Juan-Manuel Santos (2010-2018, parti de la U, centre-droit) aient cédé du terrain face aux revendications des Amérindiens pendant leurs mandats, en accompagnant la création d’une commission mixte pour le développement intégral de la politique « indigène » autonome dans le Cauca[3], le travail engagé par cette commission peine aujourd’hui à aboutir sur de réelles avancées. Le fait est que ce processus d’autonomisation suppose de restituer des terres et le contrôle de ces terres aux populations autochtones, ce qui impliquerait de passer outre la propriété privée et donc de se heurter aux intérêts des grands propriétaires, chose que ne semble pas disposé à faire Iván Duque. Le Président risquerait aussi de toucher aux positions des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), qui ont contrôlé de vastes zones du Cauca pendant plusieurs décennies du conflit[4] et y restent toujours implantées, ce qui pourrait compromettre l’accord de paix signé en 2016 avec la guérilla. 

 

Le dossier est donc épineux pour le locataire de la Casa de Nariño, déjà critiqué pour avoir renforcé l’alliance avec le Parquet général de la Nation dans le but présumé de remplacer la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), instance pourtant créée spécifiquement pour encadrer les négociations entre le gouvernement et les FARC. La popularité du jeune Président, propulsé au pouvoir il y a presque un an par son mentor Álvaro Uribe, a été plus affaiblie encore suite à sa décision de suspendre les négociations avec l’ELN (Armée de Libération Nationale), après l’attentat qui a visé l’école nationale de police à Bogotá le 18 janvier dernier. Ces deux décisions, qui constituent des obstacles pour l’avènement réel de la paix dans le pays, ainsi que sa gestion de la crise diplomatique vénézuélienne, où il s’est rangé aux côtés de l’interventionnisme de Donald Trump contre le régime de Nicolas Maduro, ont accentué la défiance des peuples autochtones envers le gouvernement et achevé de les convaincre de s’organiser pour mettre en œuvre cette minga.

 

[1] Le Conseil Régional Indigène du Cauca, créé en 1971, est l’organisation représentative autochtone la plus structurée de Colombie et l'une des plus structurées d’Amérique latine. J’ai eu la chance de rencontrer plusieurs membres du CRIC, dont le coordinateur de la Commission des Droits de l’Homme, Jhoe SAUCA. L’entrevue qu’il a accepté de m’accorder sera prochainement retranscrite en intégralité et traduite en français.

[2] Les cabildos sont des entités territoriales autochtones, dont l’appellation remonte à l’époque coloniale espagnole.

[3] Nous revenons plus en détails sur le fonctionnement de cette commission mixte dans l’entrevue avec Jhoe Sauca (cf [i]), ainsi que sur les différents systèmes autonomes (gouvernement propre, éducation, santé, sécurité) que le CRIC tend à mettre en place dans le Cauca. 

[4] On se réfère ici au conflit armé qui a dévasté la Colombie durant plus de 50 ans, d’abord entre les FARC et le gouvernement, puis avec d’autres acteurs : groupes paramilitaires, Ejército de Liberación Nacional (ELN), narcotrafiquants, entre autres. Entre 1964 et 2016, ce conflit a provoqué 260 000 morts, 45 000 disparus et plus de 6 millions de déplacés. 

Photo : Felipe Chica Jiménez

« Une minga historique »

 

Fait notable, ce mouvement social né des revendications autochtones a été le plus long et le plus suivi de ces dernières années, rassemblant bien au-delà des communautés amérindiennes. Luttant notamment contre le nouveau Plan National de Desarrollo (PND, Plan National de Développement) présenté par le gouvernement, favorisant les multinationales et les projets extractivistes qui affectent déjà fortement les communautés et leurs territoires, et demandant l’application de nombreux accords passés entre le CRIC et les précédentes administrations, la minga a démontré combien le fossé était grand entre les réalités vécues par les populations du Cauca et ce qu’en perçoivent les élites politiques du pays. 

 

Le peuple nasa, aussi connu sous le nom de paez, qui vit dans le nord-est du Cauca, le sud-est du département de Valle du Cauca et sur différents territoires de la cordillère occidentale (Huila, Caquetá et Putumayo) est la principale force du mouvement, avec 15 000 natifs impliqués. Les autres peuples ou ethnies autochtones engagés dans la lutte sont les Misak, les Guambiano, les Kokonuco, les Totoroe, les Polindara, les Yanacona et quelques communautés Emberá du Caldas et du Risaralda. Selon Danilo Secue, qui fait partie du CRIC depuis sa création, ce rassemblement de peuples autochtones venus de différents départements est déjà une grande satisfaction : « Cette minga a permis d’engager un travail de collaboration plus poussé entre le CRIC, le CRIDEC (Conseil Régional Indigène du Caldas) et le CRIHU (Conseil Régional Indigène du Huila) », explique-t-il, ajoutant que « le ralliement des organisations paysannes et afros a aussi apporté beaucoup de force à la minga, nous inscrivant dans un combat commun, malgré le fait qu’il existe des revendications propres à chacune ». En effet, les habitué.e.s des réunions politiques du CRIC ont vite dû composer et ouvrir leurs assemblées de lutte aux autres parties prenantes de la minga, afin de discuter point par point des objectifs visés par le mouvement et de penser sa communication de manière concertée.

 

Une tâche difficile à réaliser d’après les mots d’Harold Ortega, représentant du peuple yanacona au sein du Conseil Majeur du CRIC : « Nous nous organisons politiquement depuis près de 50 ans désormais avec les différents peuples autochtones du Cauca, par l’intermédiaire des autorités traditionnelles locales que sont les associations de cabildos et les conseils constitués par zones, deux échelles d’instances qui permettent de faire remonter de la base les problématiques et revendications des communautés elles-mêmes, pour ensuite en discuter dans les commissions correspondantes du CRIC, où nous, les représentants, sommes élus pour des mandats de deux ans, sans reconduction possible. Cette organisation commune ne s’est pas construite facilement, il a fallu du temps, des compromis et beaucoup de persévérance pour relever le défi. Aujourd’hui, c’est le même processus que nous entamons avec les organisations paysannes et afrodescendantes, donc il faut être patients. »

 

La Fensuagro, équivalent en Colombie de la FNSEA, le PUPSOC (Processus d’Unité Populaire du Sud-Ouest Colombien), la CIMA (Comité d’Intégration du Massif Colombien), Marcha Patríotica, l’association des conseils communautaires du nord du Cauca (ACONC) ou encore le processus national des communautés noires de Colombie (PCN) ont été les principales organisations paysannes et afros à rejoindre la minga, faisant grimper le nombre de mingueras et mingueros à 20 000 personnes. L’amplification du mouvement eut pour conséquence l’extension des blocages sur d’autres axes routiers, notamment celui qui connecte la ville de Neiva au département du Caquetá, et la réappropriation de la minga dans d’autres régions du pays : chez les communautés wayuu de la Sierra Nevada et de la Guajira, ainsi que différentes parties de la population d’Antioquia, du Chocó et de l’Amazonie. 

Le gouvernement a vite dû réagir devant la situation de blocage qui devenait préoccupante, la Panamericana étant une ligne de transit indispensable pour les échanges commerciaux entre la Colombie et ses voisins du sud. Mais faute d’avoir une réponse politique à proposer, c’est la solution répressive qui l’a emporté. Le 21 mars, plus de 50 manifestants avaient déjà été blessés, la plupart par balles. « À l’heure actuelle, les forces de l’ordre sont en train de réprimer durement les mingueros, utilisant des artefacts non conventionnels qu’ils chargent avec des balles de caoutchouc, mais aussi de plomb. C’est triste et lamentable, ce traitement militaire qui est donné à la minga »[5], rapporte à Informa Colombia un minguero présent sur la Panaméricaine, à hauteur du village de Caldono. L’escalade de la violence s’est rapidement enclenchée suite à ces excès d’usage de la force dans les rangs des policiers, et de l’ESMAD (escadron mobile antiémeute) en particulier. Les mingueras et mingueros utilisent différentes techniques d’autodéfense et tentent parfois de contre-attaquer pour récupérer des positions perdues. « Avec des pierres, des arbres allongés en travers de la route et tout ce qui peut faire office de barricades. On leur jette des projectiles quand on peut, mais les moyens d’armement et les niveaux de protection sont évidemment très inégaux, et par conséquent les probabilités de blessures aussi », précise un autre manifestant, souhaitant préserver son identité.

 

Le quotidien de la minga ne se limite pas aux affrontements avec les forces de l’ordre, puisque le but premier est « d’être tous ensemble dans la rue, de faire marcher la parole, de porter la résistance autochtone millénaire pour la défense de la vie, de la Terre-mère, de la justice, afin qu’existent d’autres futurs possibles, dont la Colombie a tant besoin », poursuit Danilo Secue, ajoutant que « la minga est un tout, un travail communautaire qui responsabilise chacun et nous solidarise tou.te.s. Il y en a qui rapportent du bois, d’autres de la panela [boisson extraite de la canne à sucre], untel des œufs, des personnes qui protègent les campements, d’autres qui préparent des banderoles ou des boucliers de fortune, il y a des gens qui passent pour apporter des soins, d’autres pour diffuser des infos... Il y a du travail pour tout le monde. »

 

Une force collective construite au fil des expériences de lutte, minga après minga, qui malgré sa puissance et sa démarche pacifiste se trouve toujours menacée et touchée par la répression et les tentatives d’intimidation, de fragmentation et de division employées par différents acteurs (bandes paramilitaires et guérillas en particulier). Plusieurs leaders et conseillers des organisations représentatives autochtones ont été menacés de mort au cours de la minga, 8 personnes ont été tuées dans un resguardo (réserve) situé près de Dagua, suite à une explosion survenue dans la maison d’un minguero, où se préparait la logistique en vue d’accueillir 64 associations autochtones qui devaient se rassembler le dimanche suivant à Buenaventura. Ces événements, corrélés au nombre de blessés qui continuaient de croître chaque jour, ont poussé environ 1200 organisations, dirigeants et membres de la société civile, de Colombie et du monde entier, à apporter leur soutien à la minga et à dénoncer les violations des droits humains perpétrées dans le cadre de la répression policière et gouvernementale.

 

Ce mouvement de ralliement aux côtés de la minga du sud-ouest fut, nous l’avons dit, d’une ampleur considérable. Néanmoins, de nombreuses voix ont aussi exprimé leur désapprobation et leur colère envers la minga et ses méthodes de protestation qui, en passant par le blocage, sont accusées d’empiéter sur la liberté d’autrui, voire de « prendre en otage » les habitants résidant le long de la Panaméricaine. Les perturbations et pertes économiques occasionnées par les blocages ont également été montrées du doigt, de nombreux journaux relatant les déboires des citoyens se retrouvant en proie à une pénurie de certains aliments, de médicaments, d’essence, et appelant urgemment à ce que soit trouvée une porte de sortie quelconque au conflit social.

 

Cependant, la réticence d’Iván Duque à se déplacer dans le Cauca pour entretenir un véritable débat politique avec les occupant.e.s a poussé ces derniers à maintenir leur position, en attendant que le gouvernement donne des garanties quant à l’avancée des négociations et promette la tenue de ce dialogue. C’est ce qui s’est passé le 6 avril dernier. Un accord provisoire a été négocié entre quelques représentants des communautés engagées dans la minga et Nancy Patricia Gutiérrez, ministre de l’Intérieur et chargée du dialogue depuis le début du mouvement. Elle a souligné qu’il ne s’agissait pas « de signer des accords sur des feuilles de papier qui seront emportées par le vent, comme ça s’est fait dans le passé, mais bien de les inclure dans les processus d’investissement public, dirigés par la Planification Nationale », rappelant que le gouvernement « ne peut pas s’engager sur des mesures que l’État ne pourra pas tenir »[6]. L’accord provisoire s’est accompagné de la réouverture de la circulation sur la Panaméricaine, après que les bulldozers ont dégagé la voie, manœuvre à laquelle ne se sont pas opposés les manifestants, occupés alors à préparer la réception du Président de la République, censé leur rendre visite trois jours plus tard, à Caldono.

 

[5] Propos recueillis par Informa Colombia, le 22 mars 2019. Lien vers l’article ici. 

[6] Propos recueillis par KienyKe, le 6 avril 2019. Lien vers l’article ici. 

Photo : CRIC

Accord provisoire

 

Sur la question des terres, sujet historique de lutte autochtone et paysanne, l’exécutif parle de racheter 1 500 hectares, qui viendraient combler les besoins de toutes les parties intégrantes de la minga, alors que ces dernières réclament, en raison des nombreux accords restés dans les tiroirs sans qu’aucune parcelle ne leur revienne, un total de 40 000 hectares. Une demande excessive du point de vue du Président Iván Duque, qui a interrogé la légitimité de ces chiffres : « L’État a 4 milliards de pesos colombiens [soit 1,2 milliard d’euros] à investir dans le rachat de terres, que veut le Conseil Régional Indigène du Cauca [CRIC], qui est à la tête de 300 000 hectares pour 220 000 personnes, soit deux fois l’étendue territoriale de Bogotá ? » Un calcul qui ne correspond pas à celui avancé par le CRIC : sur les 544 900 hectares de propriété collective autochtone (soit 18 % du Cauca en superficie), seulement 20 % des terres seraient cultivables, le reste étant couvert de parcs nationaux et régionaux, de páramos[7], de sites sacrés et de rivières, des espaces que les communautés tentent de préserver des activités humaines nocives, agriculture comprise. D’où le fait de réitérer les demandes de restitutions des terres autochtones confisquées par la colonisation, pour que ces dernières puissent être cultivées à une altitude raisonnable et dans des conditions qui ne menacent pas de perturber les écosystèmes environnants. Compte tenu de ces critères, le CRIC estime que les 261 214 autochtones habitant dans le Cauca requerraient 874 417 hectares de terres.

 

Un autre point de cet accord provisoire est l’investissement de 800 000 millions de pesos promis par Nancy Gutiérrez en faveur des populations autochtones et paysannes du Cauca, montant s’avérant là aussi très inférieur à celui demandé par le CRIC, qui s’élève à 4,6 milliards de pesos. La ministre s’est défendue de cet écart abyssal, en rappelant que le gouvernement s’était déjà engagé, dans le cadre du Plan National de Développement 2019-2020, à soutenir les communautés autochtones avec une enveloppe de 10 milliards de pesos. Le CRIC a rétorqué qu’il s’agissait bien de deux choses différentes ; d’un côté, un accord de caractère national, avec un budget concerté de 10 milliards de pesos sur deux ans pour tout le pays et, de l’autre, une réclamation du CRIC spécifiquement pour le Cauca, qui s’inscrit dans le cadre du décret 811 de 2017, lequel oblige le gouvernement à établir en concertation avec les peuples autochtones, sous l’égide du CRIC, un plan d’investissement quadriannuel pour « le suivi et l’accompagnement du développement et des projets de vie des communautés autochtones ».

Vous l’aurez compris, bien que cet accord provisoire constitue un rapprochement louable entre le gouvernement et la minga après un mois de négociations gelées, les deux parties peinent toujours à s’entendre sur les termes de l’accord et sur sa portée historique.

 

[7] Les páramos sont des plaines d’altitude, où l’on trouve des écosystèmes tropicaux rares ne se développant qu’à plus de 3000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Plusieurs peuples autochtones considèrent les páramos comme sacrés, car ils sont la source de nombreuses réserves d’eau douce. La Colombie est le pays au monde qui compte la plus grande surface de páramos sur son territoire, avec 50 % du total de ces écosystèmes à l’échelle mondiale.  

Photo : CRIC

Dialogue de sourds

 

Le gouvernement s’en tient à des ajustements budgétaires, favorables aux acteurs de la minga afin que ces derniers libèrent la route et permettent un retour au calme dans le sud-ouest du pays. Toutefois, en continuant de nier tout lien de responsabilité avec les administrations précédentes, et en refusant un dialogue politique direct avec la minga dans les conditions qu’elle exige, Iván Duque s’expose fortement à une résurgence des protestations et des blocages. Car, en face, les mingueras et mingueros demandent, au-delà des chiffres et des plans d’investissement, que soient exposés sur la table des négociations tous les accords et lois restés lettres mortes, et dont la non-application continue de leur apporter d’immenses préjudices et violences ; qu’il s’agisse de la législation relative à la répartition des terres, celle de la reconnaissance des travailleurs agricoles comme sujets de droit, celle de la protection des droits humains et de l’environnement, ou encore le non-accomplissement des accords signés avec les FARC. Des thèmes qui renferment de nombreux désaccords entre les communautés en lutte et le gouvernement :

 

   - Au sujet du modèle de développement à adopter dans les territoires ruraux, le gouvernement a engagé une réforme agraire qui, selon cette récente étude d’Oxfam, favoriserait l’installation d’entreprises étrangères pour des projets extractivistes (secteur minier et monocultures destinées à l’exportation), sans remettre en question la concentration actuelle des terres entre les mains de grands propriétaires, qui atteint pourtant des chiffres invraisemblables. En Colombie, 1 % des plus grandes exploitations représente 81 % des terres cultivables du pays, sachant que 42,7 % de leurs propriétaires reconnaissent méconnaître l’origine légale de leurs acquisitions. Un état de fait auquel s’opposent fermement les communautés autochtones et paysannes, qui manquent cruellement de terres pour cultiver et demandent que leur soient rendus leurs territoires ancestraux. Cela dans le but de pouvoir y habiter et y vivre en paix, sans être confrontées aux menaces et pressions exercées par d’autres acteurs, intéressés par les richesses naturelles ou par l’emplacement stratégique des territoires.

  - S’inscrivent également dans ce cadre les revendications du mouvement appelant à renforcer la politique et les outils juridiques en faveur de la préservation de l’environnement, afin que ces territoires soient épargnés des destructions, pollutions et nuisances (voir le cas de l’entreprise Hidroituango et du río Cauca) occasionnées par les activités des industries minière, énergétique et agroalimentaire. C’est dans cette perspective que la minga réclame le respect de la convention 169 de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) qui impose la consultation préalable des populations pour tout projet venant s’implanter sur un territoire.

   - Concernant le respect des droits humains, les manifestants demandent d’abord une réelle reconnaissance du travailleur agricole comme sujet de droits. En outre, ils exigent du gouvernement des explications à propos des lois ignorées par la justice quand elle laisse régner (et encourage par la corruption) l’impunité de ceux qui assassinent les leaders sociaux, en particulier autochtones (126 tués dans le seul Cauca depuis la signature de « l’accord de paix », et 250 leaders sociaux assassinés en Colombie en 2018), sans ouvrir d’enquête ni divulguer aucune information sur les auteurs présumés de ces crimes systématisés. 

 

C’est pour discuter ouvertement de ces questions brûlantes, en présence de toutes les organisations et parties prenantes de la minga, que le CRIC a réitéré sa demande au Président, en l’invitant à Caldono le 8 avril.  

Photo : Kwe'sx Yuwe - CRIHU

Débat annulé, minga remise sur pieds ?

 

Ce jour-là, elles et ils sont des milliers, majoritairement amérindiens, venu.e.s des départements de Huila, de Caldas et du Cauca, à attendre la venue d’Iván Duque. Les préparations se sont prolongées tard dans la nuit, et les 27 derniers jours de minga ont laissé des traces dans les têtes et dans les corps. Les expressions de joie ont laissé place à la crispation et à l’excitation dans le Parque Principal de Caldono, où le dialogue doit avoir lieu. Tou.te.s ont conscience du caractère crucial de cette rencontre pour que les efforts accomplis ne soient pas vains. Par conséquent, rien n’est laissé au hasard, une estrade est installée pour le Président, la guardia indígena (groupe d’autodéfense pacifique autochtone) surveille les alentours et sécurise la zone, des personnes se relaient pour que la foule, impatiente, reste en place. Les forces de l’ordre sont également présentes en grand nombre, accompagnées de plusieurs bataillons de l’armée colombienne et d’hélicoptères qui survolent la zone, une scène paraissant surgir d’une autre époque, celle du conflit armé qui a ravagé la Colombie pendant plus de 50 ans.

 

Il faut rappeler que la tension autour de la rencontre est importante, et à plus forte raison depuis les annonces publiques venues de Bogotá les jours précédents. Le 7 avril, le Parquet Général de la Nation publiait un communiqué alertant le Président d’infiltrations de groupes armés illégaux au sein de la minga, projetant un plan terroriste pour l’assassiner lors de sa venue dans le Cauca, sans apporter aucune preuve. Déjà, pendant la minga, après la mort d’un policier et la prise d’otage d’un militaire dans la région de La Agustina (Cauca), de fausses rumeurs avaient circulé sur de possibles infiltrations de la guérilla des FARC et même du régime vénézuélien de Nicolas Maduro au sein de la minga. Des accusations qui, bien que démenties par les principales organisations du mouvement, ont continué à alimenter les réseaux sociaux, laissant planer la possibilité d’un risque pour Iván Duque s’il venait à répondre positivement à la proposition de rencontre dans le Cauca. Agiter la menace terroriste pour stigmatiser et détourner l’essence de la minga a ainsi été une stratégie de communication très usitée dans les rangs de la droite conservatrice. C’est dans ce sens qu’a abondé le sulfureux ex-président Álvaro Uribe, encore très influent sur la scène politique colombienne, quand il a dénoncé sur son compte Twitter l’accord passé entre le gouvernement et la minga :

 

« Si la autoridad, serena, firme y con criterio social implica una masacre es porque del otro lado hay violencia y terror más que protesta »

(« Si le gouvernement, serein, déterminé et sur des bases sociales, provoque un massacre, alors cela signifie que, de l'autre côté, il s'agit plus de semer violence et terreur que de manifester »)

Álvaro Uribe Vélez (@AlvaroUribeVel)

Cette sortie publique, encourageant à ce que le gouvernement adopte une réponse autoritaire (avec l’emploi du mot « massacre » à la clé) à la situation dans le sud-ouest, a très vite été critiquée par une large frange des médias et des personnalités politiques. Toutefois, cette prise de position de l’ex-président, ajoutée à la version complotiste sortie du Parquet Général, ont largement préparé l’arrivée craintive d’Iván Duque à Caldono. D’ailleurs, ce dernier annonçait dès la veille au soir de la rencontre, par le biais d’une requête officielle, qu’étant donné le contexte la rencontre allait devoir se dérouler à la maison de la Culture de Caldono, portes fermées et seulement en présence des leaders les plus importants. La minga a refusé de prendre en compte cette demande, déclarant que le contrat fixé était celui d’un débat politique face à la communauté.

 

A 10h30 ce 8 avril, le Président arrive finalement, descendant de l’hélicoptère à bord duquel il a quitté Popayán, entouré de sa garde rapprochée et des forces spéciales, postées en observation depuis différents flancs de montagne. Les milliers de mingueras et mingueros présents l’attendent sur la place, prêts pour débattre au sujet des terres, de la paix, du Plan de Développement et des droits propres aux minorités ethniques en Colombie. Néanmoins, le lieu de la rencontre semble toujours poser problème. Le Président se dirige vers la Maison de la Culture, comme il l’avait annoncé, mais personne ne l’y rejoint, un débat à huis clos étant bien trop propice à des négociations en trompe-l’œil, qui excluraient les sujets de fond chers aux communautés autochtones. Pendant plus de cinq interminables heures, Iván Duque restera entre les murs de la Maison de la Culture, avant de rebrousser chemin, déclarant que la rencontre ne pouvait se dérouler sans des garanties de sécurité supplémentaires. Pourtant, le Procureur général de la Nation, Fernando Curillo, sur place également, affirmait que toutes les conditions de sécurité étaient réunies pour que le dialogue avec la minga ait lieu.

 

Selon l’avis du communiqué publié le lendemain sur le site du CRIC : « Il apparaît clairement que l’attitude démontrée hier a été celle de l’absence, absence de crédibilité et d’humilité, absence d’action telle qu’attendue d'un chef d’État. Il [le Président Duque] a démontré de manière irresponsable qu’il n’honore pas sa parole, reflétant l’actuel gouvernement qui ne respecte pas, une fois de plus, les communautés du pays. Il se proclame démocratique, mais n’écoute pas, n’agit pas et ne garantit pas la possibilité d’un dialogue direct, élargi et participatif pour répondre aux problèmes sociaux et environnementaux du département du Cauca. » Communiqué qui envisageait par le même coup les possibles suites à donner au mouvement, sachant que l’option de reprendre immédiatement la Panaméricaine était à exclure, car synonyme de suicide collectif étant donnée la présence importante de l’armée à Caldono, Popayán et jusqu’à Cali. « La minga des communautés autochtones, paysannes, afros, organisations sociales et populaires du pays, se maintient et continue d’exiger la défense de la vie, du territoire et un débat politique avec le Président Iván Duque. Ce débat ne concerne pas seulement la minga, il concerne tout le pays. »

 

Tout un pays qui est appelé à participer au blocage national du jeudi 25 avril, date concertée entre les différentes organisations de la minga, CRIC en tête. Des rassemblements sont déjà prévus dans plusieurs grandes villes, à Cali et Popayán bien sûr, mais aussi à Bogotá et Medellín. Reste à savoir l’ampleur et la durée de cette nouvelle mobilisation, et si elle parviendra ou non à faire céder le gouvernement d’Iván Duque. Et à faire respecter les engagements pris auprès des peuples autochtones de Colombie, de l'Atlantique à l'Amazonie.

 

 

 

 

Matthias Motin